Les Orthodoxes / le 13.3.2010
Leur Eglise est de souche apostolique, vu, d’une part, qu’il ne fut pas un jour où elle n’existait pas, depuis la Pentecôte, et d’autre part, qu’elle ne fut pas instaurée par un homme. Dans le vocabulaire de l’Eglise antique, le mot «orthodoxe» est un qualificatif attribué à la foi. D’origine grecque, il signifie «qui a la foi droite», ou encore «qui a la louange droite». C’est que l’esprit droit se révèle dans le culte. Il s’en suit qu’en principe, il est erroné de dire «une Eglise orthodoxe». Le seul terme utilisable est «une Eglise universelle» (catholique, en grec). Depuis quelques siècles, on désigne l’Eglise des Orthodoxes comme «orthodoxe catholique». En réalité, les deux termes sont synonymes. Le fait d’opposer l’Orthodoxie au Catholicisme n’est donc pas fondé par l’usage linguistique.
Les musulmans arabes nommaient l’Eglise actuelle des Orthodoxes «melkite», considérant, à l’époque, qu’elle suivait la doctrine des rois de Byzance[1]. Or, il n’en fut pas toujours ainsi, car nous sommes entrés en conflit dogmatique avec certains empereurs byzantins pour une période assez brève, au temps du roi Hercule, qui était monothélite. Plus tard, nous nous opposâmes aux empereurs de la guerre iconoclaste, qui s’éteignit en 843.
Du reste, la désignation arabe la plus commune est correcte, car les «Roums» cités dans le Coran sont les Romains orientaux, à savoir, l’Empire byzantin. Ce dernier terme est une appellation occidentale des Romains de l’Orient, qui se considéraient comme des citoyens de l’Empire romain, indivisible dans leur conscience nationale. Ainsi, le terme «Roum» n’a jamais signifié «Grec». C’est une erreur commise par les Européens, en traduisant l’expression arabe «Roum Orthodoxe» par «Grec Orthodoxe», et par son équivalent en anglais. Nous ne sommes pas les derniers descendants des quelques soldats grecs d’Alexandre le Grand, qui s’installèrent sur nos côtes. Bandaly Al-Jawzi, l’auteur du dictionnaire russe-arabe a bien prouvé que, lorsque les Apôtres du Christ sont venus en terre de Syrie, voire au Croissant fertile, nous étions des Araméens. L’expression «Grec Orthodoxe» n’a jamais impliqué une descendance de sang grec.
Quant à la langue liturgique, il en va différemment. Dans les villes, on utilisait le grec, en conséquence de l’occupation d’Alexandre le Grand. Dans les régions rurales, c’était le syriaque. Cela n’avait aucun rapport avec les confessions. Selon les régions, l’ensemble des chrétiens parlait le grec ou le syriaque. Graduellement, nous acquîmes l’arabe, que nous écrivions déjà au IXème siècle de notre ère. Au XIème siècle, c’était un arabe élaboré que nous utilisions, au palais du Calife abbaside à Bagdad, en rhétorique contre les musulmans; ces derniers n’étaient nullement d’éloquence supérieure. Dans le culte, le syriaque et l’arabe se chevauchaient, le prêtre usant de l’un ou de l’autre, selon les conditions de sa paroisse. Par suite, le rite dit byzantin resta longtemps pratiqué en syriaque, et l’on lisait encore l’Evangile en cette langue au XVIème siècle.
# # #
Il est donc une erreur de dire que notre Eglise est de race, de sang ou de langue arabe. Par contre, affirmer son sentiment d’arabité lors de la Révolution arabe durant la première guerre mondiale est vrai. En Syrie et au Liban, nous étions les alliés de l’Emir Fayçal: nous avions donc rejeté le colonialisme français et, par conséquent, la répartition des provinces de l’Empire Ottoman.
Il m’arriva une fois de tenter une description politique des Orthodoxes devant Ghassan Tuéni. Je dis: «Nous sommes d’empire». L’expression s’avérant difficile à traduire en arabe, j’expliquai à M. Tuéni qu’aux débuts du christianisme, nous avions le sentiment d’appartenir à l’Empire romain, qui n’est autre que l’Empire byzantin. Suite à la conquête arabe, nous nous comportions comme des citoyens du domaine islamisé, dans sa conception étatique, non dans son sens religieux. Nous manifestions cette fidélité aux Omeyyades en gérant leurs finances, et en leur construisant une flotte au Port de Tripoli, alors qu’eux respectaient notre foi et notre culte.
Par contre, nous ne ressentions aucune affinité avec les royaumes croisés, qui nous persécutèrent et nous massacrèrent. De tout temps, aucun régime islamique n’appliqua la taxe de rachat des chrétiens –la «Dhîmma». Il n’est pas vrai non plus que nous avions une mentalité de Dhimmis, plus que les autres. Tous les Chrétiens au sein de l’Empire ottoman payaient la Jizyat (capitation), quand cette charge était encore en vigueur. Mais elle fut abrogée dans tout l’Empire, au milieu du XIXème siècle, lorsqu’on commença à y décréter des lois civiques. En toute humilité, je voudrais exprimer le souhait que les chrétiens ne rivalisent pas à rejeter la loi de la Jizyat, abandonnée il y a un siècle et demi par ceux-là même qui la décrétèrent.
Les Orthodoxes ne confondent jamais entre leur appartenance religieuse et leur sentiment national. Pendant les évènements de 1958, alors que les dissensions étaient de règle au pays, les Orthodoxes se rangèrent unanimement avec le gouvernement libanais, contre ce qui fut taxé «d’interférence régionale». Durant la dernière guerre civile, ils n’avaient pas leur milice. Aussi, leur Eglise ne donna-t-elle aucune bénédiction et ne jeta aucun anathème face aux tendances politiques de ses membres. Jusqu’à ce jour même, on peut dire que la population orthodoxe est entièrement libanaise et pour le Liban; sur ce plan, il n’y a aucun conflit. Ajoutons que l’Eglise à laquelle cette population appartient n’a cessé de se prononcer clairement contre Israël, par une suite de prises de positions toutes conservées dans les archives du Synode des Evêques, présidé par le Patriarche, et ce en toute liberté. Ce n’est pas à notre amour pour la Terre Sainte que tient cette position, mais à notre sentiment que les droits du peuple palestinien sont sacrés. Nous ne nous sommes jamais prononcés pour les chrétiens de Palestine, mais pour tous les Palestiniens.
En ce qui concerne la politique intérieure, les Orthodoxes ne forment pas un seul rang parce qu’au fond, ils n’acceptent pas d’être une confession parmi d’autres. Ils se conçoivent comme une Eglise. De ce fait, il leur est substantiellement inadmissible d’adhérer à des dirigeants orthodoxes. Ils n’ont jamais eu un leader, non qu’ils soient désunis, mais parce qu’ils respectent le choix politique de chaque membre de leur Eglise, du moment que ce choix n’affecte pas la vie de l’Eternité.
De nos jours, on parle d’une prise de conscience chez les Orthodoxes de se sentir lésés quant à leur droit d’accès aux fonctions publiques. Le quotidien «Al- Liwaa’» l’avait montré depuis peu, citant des noms et des fonctions. L’article affichait un esprit scientifique notable. Il y a déjà vingt ou trente ans, je discutais sur cette question avec un ministre orthodoxe, qui me dit: «Avant de faire des statistiques, nous ne pouvons prendre aucune mesure». Certes, il se pourrait que ces fonctions soient réparties selon un principe non-confessionnel, mais on peut bien se demander, en ce cas, pourquoi les hautes fonctions de première classe se dérobent-elles des grands esprits Orthodoxes, leur laissant seulement les miettes du festin? Il me semble que nous avons atteint désormais un certain palier commun de perspicacité en ce pays. Or, avant d’éliminer le confessionnalisme politique- ce qui nécessite, selon les personnes savantes, encore deux à trois décennies- nous en subissons le règne, mais autant que celui de l’équité et de la compétence. Certaines minorités existent moralement. N’y confinez pas de force la quatrième confession du pays, qui, bien que conservant la modestie dans son appréciation de soi, n’est pas moindre, ni par son zèle pour le pays, ni par ses grades universitaires. Les préfectures ottomanes du Pays de Syrie connurent bien la valeur des Orthodoxes dans les domaines de la gestion et des finances.
A présent, je me garde de faire des requêtes; nous n’avons pas encore consulté les dirigeants spirituels. Cependant, je souhaite que l’état fasse ce qui est dans son propre intérêt en employant les gens honnêtes. Ali Ben-Abi- Taleb disait souvent: «la perspicacité, oui, la perspicacité». J’espère que notre état soit fondé sur la perspicacité.
[1] De l’arabe Malek, roi. (N.d.T)
Traduit par les moniales du Couvent N.D.de Kaftoun
Texte original: « الروم الأرثوذكس »-An Nahar-13.3.2010
Continue reading