2005, An-Nahar, Articles

La Patience / le samedi 15 Octobre 2005

Beaucoup pensent que la patience est résignation devant le destin, une situation étouffante ou un état de fait imposé par la famille, le travail, le pays ou tout autre groupement humain. Ceux qui se résignent ne changent pas ; ils ne bougent pas par peur du choc qui pourrait résulter d’un changement. Tout nouveau les effraie parce qu’il impose un choix et des attitudes non encore expérimentées. Il invite à un comportement nouveau qui risque de perturber un confortable enracinement dans des habitudes anciennes. Le nouveau s’oppose à la conviction que ‘tout est prédestiné’ qui tend à laisser Dieu réfléchir à la place des humains et  résoudre leurs problèmes sans aucune participation de leur part. Il n’y a pas de doute que le déterminisme est une philosophie de vie très courante dans nos pays. Il est probable qu’il vient du nomade qui dort en nous, qui constatait que le soleil était toujours à sa place au-dessus de sa tête et que le désert s’étendait inlassablement sous ces pieds. La première capitulation se fait donc devant la nature.

La capitulation devant l’Etat  n’en est pas moins douloureuse. Tout Etat est oppressif. Cela se découvre à nous tous les jours ici et partout dans le monde, comme si l’histoire était immuable et comme si le dicton : ‘L’injustice pour tous nous rend tous égaux’ était une norme universelle. Ce que nous qualifions de gaspillage de nos ressources est appliqué ailleurs. La seule différence entre les pays est que dans certains les juges sont honnêtes tandis que dans d’autres, ils sont sous la coulpe des puissants. C’est la situation des pays du Tiers Monde, dont le nôtre, où personne ne croit que l’Etat est capable d’imposer la loi et de faire régner la justice.

S’ajoutent à tout cela les complications inhérentes à notre propre personnalité et à nos transgressions. Nous ne sommes pas sans réaliser que nous répétons chaque jour ce que nous avons toujours fait. Nous savons aussi que les apparences ne donnent pas une image fidèle de ce qu’il y a vraiment en nous. Souvent, elles cachent beaucoup de pestilences dont nous ne sommes pas prêts à nous débarrasser par le repentir, car toute vraie repentance demande un gros effort, continu et fatigant. Tout un chacun connaît quelques notions d’analyse psychanalytique et a une idée du prix exorbitant qu’elle suppose. Nous avons aussi tous lu récemment beaucoup d’articles sur la campagne colossale lancée en Occident contre de telles analyses. Certains auraient voulu utiliser ces analyses pour guérir. Ils n’en peuvent mais et découvrent qu’il n’y a pas d’espoir de guérison chez les médecins.

Confronté à de telles situations, l’homme se laisse abattre. Il peut même se complaire dans sa déroute et accepter sereinement de vivre dans l’erreur. Il est pris comme dans un tourbillon dont il ne veut pas sortir. Il se sent fatigué. Il angoisse et ne craint pas d’aller ainsi vers la mort qui devient pour lui la dernière étape sur le chemin du désespoir. Il ne fait aucun doute que celui qui réagit de la sorte a une foi chancelante. Bien qu’il n’en soit pas convaincu, il n’est pas encore parvenu à la patience des justes.

Celui qui vit de cette patience est touché, comme les autres, par la tristesse. Mais, il n’y demeure pas éternellement. Il commet des péchés comme tout le monde, mais il se reconnaît pécheur. Il sait que la terre ne se dérobe pas sous ses pieds parce qu’il est ancré en Dieu en Qui il fait sa demeure. Dieu n’a pas de maisons ici bas. Il est la maison. Cet homme est blessé comme les autres, mais il sait que Dieu est là pour panser ses plaies. Il attend d’être consolé par Sa venue tout en restant vigilant (éveillé ?). Il peut attendre longtemps. Dieu finira par venir.

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Le temps ne peut pas l’aider car il n’a pas de consistance. Il augmentera sa fatigue et lui causera encore plus d’ennui. Nous vivons tous dans le temps. Mais, le croyant domine le temps par ce qui le surpasse, c’est-à-dire par l’éternité de Dieu. Pour cela, il est dit dans les Ecritures : ‘C’est Toi mon Dieu que j’espère’ (Ps. 38 : 16). Celui qui persévère espère en ce Dieu qui vient vers lui, à cause de Sa promesse et de Sa miséricorde. C’est pourquoi rien ne peut le prendre en esclavage, car il est né d’en haut, selon l’expression de Jean le Bien Aimé. Le croyant sait que son existence lui est donnée. Il sait aussi que ses efforts ne le feront pas renaître. Il est cependant conscient qu’il se doit de les fournir par souci d’obéissance. Par son insistance et sa rigoureuse logique, saint Augustin a eu le mérite de souligner que le salut est avant tout l’œuvre de la grâce. La grande différence entre les croyants et les gens du siècle est que ceux qui ont la foi savent qu’ils viennent de Dieu et non de la terre, même si cette dernière a façonné leur corps. Persévérer, c’est s’arracher aux liens de maternité avec la terre pour affirmer la paternité de Dieu. Celui qui agit ainsi vit dans la confiance que tout oppresseur ne peut flageller que ce qui appartient à la terre. Il sait aussi que la poussière n’aura pas de part dans le Royaume de Dieu. Il garde donc ses yeux cloués sur la vie éternelle, c’est-à-dire sur cette vie qui vient de Dieu, parce qu’elle est Sa propre Vie.

Dans notre vie quotidienne,  il arrive souvent de nous trouver face à une impasse sans en avoir la solution parce que nous voudrions rester fidèles à Dieu. Il s’agit alors de résister devant l’obstacle jusqu’à ce que la foi le fasse bouger. Il ne sert à rien de se marteler la tête contre le mur, car nous avons besoin de notre tête pour y puiser la sagesse.

Pourquoi Jésus a-t-il dit : ‘Celui qui aura tenu jusqu’au bout sera sauvé’ (Mat. 24 : 13)? Pourquoi jusqu’au bout? Sans doute pour éviter que l’on soit tenté d’hésiter entre une solution terrestre et une autre inspirée d’en haut. Le mystère de l’homme qui arrive à tenir jusqu’au bout consiste en ce qu’il prie et qu’il se retrouve soi-même en priant. Dans la mesure où il attend Dieu, il se vide de ses prétentions de puissance et il s’ouvre vers le ciel qui ne tarde pas à le couvrir de ses bienfaits. Supporter l’emprise du temps lui fera réaliser son état de pauvreté et apprendre à l’aimer.

Assouvir tous les désirs jusqu’à l’outrance nous distrait de la recherche de Dieu. L’éveil (ou vigilance ?) nous pousse à cette recherche. C’est un autre nom de la patience (ou de la persévérance ?). C’est un charisme qui nous est donné, comme tout charisme, gratuitement. Ceux qui patientent (ou persévèrent ?) ne se laissent pas aller au repos. Ils vivent un mouvement intérieur constant, bien qu’ils apparaissent inertes aux yeux du monde.  Leurs mouvements se font naturellement dans le silence. Le silence empêche de rechigner, de se plaindre et de sombrer dans l’ennui, car il nous fait demeurer en Dieu. La vigilance (ou l’éveil) suppose aussi la quiétude (ou la sobriété spirituelle ou l’hesychia ?) et le souvenir de la mort. Elle permet d’affronter les plaisirs passagers, de devenir humble et de s’attrister sur ses péchés. Un de nos Pères a dit :’Bienheureux celui qui garde à chaque instant ses péchés devant les yeux, car il restera toujours éveillé’. Seule la divine tristesse,  c’est-à-dire la tristesse liée à la fidélité envers Dieu, garde notre esprit en éveil.

La relation avec Dieu, alimentée par des veilles de prière, nous aide à contrôler notre raison et notre cœur pour qu’ils soient toujours sous le contrôle du Verbe. L’oraison nous nourrit et nous fait vivre. Se maintenir dans cet état nous permet d’affronter toutes les mauvaises tentations et d’y résister à cause de la force emmagasinée en nous.

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L’apôtre Pierre nous dit: ‘Si faisant le bien, vous supportez la souffrance, c’est une grâce auprès de Dieu’ (1 Pi. 2 :20). Comme il est écrit plus haut, la patience (ou persévérance ?) vient du dedans, de cet édifice intérieur que nous devons ériger en nous. Elle nous rend maîtres de nous-mêmes en tout et devant toutes choses. Notre seule aspiration devient alors de demander avec tous les saints ‘le Royaume de Jésus et Sa constance’ (Apo. 1 :9). Dans ce contexte, la patience signifie la constance de notre enracinement personnel en Jésus.

Dans la mesure où nous vivons pareil enracinement, nous bénéficions d’une admirable vitalité pour changer le monde. Je voudrais réitérer ici que l’image de celui qui persévère comme une personne simplement sereine est une fausse image. Au contraire, il est celui qui bouge par excellence. Il supporte la prison, les tortures, l’acharnement dans les sévices. De même, il ne recule pas devant les épreuves et la lutte, car il ne connaît pas le désespoir, tant son espérance lui est continuellement donnée d’en haut.

Au sein de la détresse libanaise, seule la patience accompagnée d’un engagement dans l’action nous permettra de résister. Nous dépasserons ainsi les fautes et les péchés des uns et des autres. Nous réaliserons que nous y sommes tous partie prenante et qu’il faut demeurer dans l’espérance. Nous deviendrons conscients qu’il existe dans ce pays des purs refusant les compromissions et abhorrant cette mauvaise débrouillardise dont se prévaut un grand nombre et qui nous a beaucoup desservi depuis la nuit des temps. L’espoir d’une renaissance est bien là pourvu que nous restions vigilants (en éveil ?), l’esprit embrasé du feu de la foi en Dieu, car notre constance ne vient de personne d’autre que de Lui. Honte à nous si nous continuons à laisser faire. Il n’est plus permis de mentir comme nous l’avons fait si souvent. La pureté n’est pas inaccessible à celui qui la cherche. Elle suscitera un travail en commun pour rééduquer notre société civile et l’Etat et les amener à retisser des liens entre eux. Ainsi, le pouvoir apprendra à dépendre sur les compétences et les bonnes volontés au sein de la population et celle-ci profitera des bonnes décisions dans l’action gouvernementale.

Nous ne demandons pas au pouvoir d’être paradisiaque, mais simplement sérieux. Nous patienterons devant ses manquements. Nous le soutiendrons en toutes bonnes choses qu’il entreprendra pour assurer la nourriture aux pauvres, des soins réels aux malades et la scolarisation de tous nos enfants. Comment prouver au monde que le Liban est digne d’exister et d’agir en tant que pays réel, si chacun d’entre nous  ne se décide à  se purifier dans l’œuvre commune de la même façon qu’il se purifie dans le travail individuel ? Comment convaincre le monde qu’il a besoin de nous si nous ne nous montrons  pas responsables dans ce que nous entreprenons ?

Cela requiert de nous d’écrire une histoire nouvelle et de pratiquer des mœurs nouvelles qui sont la seule garantie de notre pérennité. Cela demande aussi une constance de notre service et beaucoup de sacrifices alliés à une grande fidélité envers notre patrie, convaincus qu’elle a des droits sur chacun de ses enfants et que nous avons tous des responsabilités envers elle. La patrie vivra ainsi en chacun de nous et de même nous vivrons en elle. Nous l’aimerons non seulement pour la beauté de ses sites naturels, mais aussi pour les vertus de son peuple et son aspiration à la dignité.

Une constance pareille fera de nous des saints, vigilants les uns aux autres, amoureux du bien, abhorrant le mal, espérant l’illumination de notre Liban par une lumière admirable.

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