2008, An-Nahar, Articles

La Souffrance / le 12.04.2008

Tout questionnement sur la souffrance, sur ses causes, sa raison d’être, sa nature et sa place dans l’existence est un questionnement ardu. Celui qui souffre peut avoir des éléments de réponse à un tel questionnement, mais beaucoup de raisons l’empêchent souvent de le faire. Les autres se contentent de prendre acte de sa souffrance. Ils tentent parfois une explication. Mais, ce qu’ils peuvent faire de mieux est simplement d’essayer de compatir avec celui qui souffre. Quoiqu’ils fassent, il ne peuvent pas habiter un corps souffrant, ni se substituer à une âme en peine, car la souffrance d’un autre lui reste entièrement propre, comme l’exprime le psalmiste, en disant: ‘Ma souffrance est toujours devant moi’.

J’en connais qui ont eu à subir plusieurs épreuves dans leur vie. Certains ont été éprouvés chaque jour, au fil des années, et d’autres seulement de temps à autre. Il y en a qui vivent dans la douleur leur vie durant. Ceux-là souffrent d’un mal que les médecins qualifient de déficience chronique. Par réalisme, ou par souci de les calmer, les médecins leur disent souvent qu’un tel mal les accompagnera jusqu’au tombeau. Isaïe décrit de tels maux, disant: ‘Mes reins sont parcourus de frissons; je suis la proie des douleurs, comme les douleurs de celle qui enfante; je suis trop bouleversé pour entendre, trop effrayé pour voir’ (Is. 21: 3).

Ces maux sont souvent accompagnés d’une tristesse latente qui se transforme en une sorte de gémissement intérieur et flirte avec le désespoir. L’inquiétude, l’angoisse et un état de désarroi et de crispation viennent s’y greffer, ajoutant aux douleurs physiques ces douleurs psychologiques. Ces changements, psychologiques et physiques, sont perçus par les humains comme une dérogation à une norme générale qui serait d’être en bonne santé. Cette norme est certes vraie pour l’homme tel que Dieu l’a voulu lors de la Création et tel qu’il était avant la chute. Mais, aujourd’hui, nous pouvons seulement constater que toute créature raisonnable est vulnérable dans son corps et son esprit et devient sujette, à un moment ou un autre de sa vie, à des troubles importants. La norme de la Création ne peut plus être expérimentée, ici et maintenant, que sous sa forme déchue. Elle ne nous sera redonnée qu’au Dernier Jour.

Nous n’avons donc d’alternative, sur cette terre, que de vivre dans cette espérance, tout en confiant à ceux qui nous aiment les blessures de notre âme et aux médecins, celles de notre corps. Il s’agit de nous convaincre que notre corps, notre cœur et notre esprit sont plus ou moins déchus, et que nous ne pouvons jamais compter sur une parfaite bonne santé. Cela n’est plus possible ici-bas. Mais, la théologie orthodoxe nous enseigne que le but de l’ascèse et du combat spirituel est d’atteindre la quiétude (l’hésychia), c’est-à-dire la libération totale des passions et par conséquent la libération de l’emprise psychologique de la douleur, même si le corps continue de pâtir de sa décrépitude. Nous appelons hésychastes ceux qui sont parvenus à une telle liberté. Dans la mesure où nous nous détachons ainsi de l’emprise des douleurs, tout en restant cloué sur leur croix, nous revenons vers le norme première de la création. Comme si nous étions au Paradis d’avant la chute d’Adam. Ou, comme si nous étions déjà parvenus au Royaume à venir, dans la présence ineffable du Christ. Il nous est alors donné de goûter à notre salut dans ce monde. Une telle transfiguration ne nous délivre pas des tentations, mais est un gage que nous devenons à nouveau habitants du Royaume, chaque fois que nous en sortons vainqueurs,

Après la mort, nous atteindrons la paix et la quiétude, car nous n’aurons plus d’occasion de chute et nous jouirons de la miséricorde divine. Par contre, ici-bas, il y aura toujours des personnes qui atteignent la quiétude et d’autres qui resteront perturbées jusqu’au jour où elles réaliseront l’amour divin déversé sur elles. En attendant, il leur faut acquérir la grâce de la patience et apprendre à la cultiver, tout en poursuivant les traitements médicaux qui tentent de soulager le corps. Il leur faut aussi s’attacher à habituer leur esprit à la retenue, afin de ne pas troubler les autres par leurs plaintes. Tout en étant convaincus que la guérison est entre les mains de Dieu seul, nous pouvons nous permettre de nous plaindre seulement devant nos proches, car ils sont les plus à même de partager nos douleurs.

* *  *

Certes, nous craignons tous la mort. Nombreux sont ceux qui savent même qu’elle est proche. Mais, il n’y a jamais de certitude, car la fin de la vie ne dépend pas de nous. La mort est un mystère que nous ne pouvons pas percer. Des médecins avaient donné une espérance de vie de quelques jours à un de mes proches qui était atteint d’un cancer, or il est toujours vivant, à ce jour, quinze ans après ce diagnostic. Etait-ce une erreur médicale? S’est-il produit un miracle? Dieu permet-il à l’homme de se libérer ainsi des lois naturelles?

D’ailleurs, qu’est-ce qu’une loi naturelle? Mon Eglise croit que c’est l’ordre établi par Dieu après la chute, destiné à régir notre nature déchue. Rien ne l’empêche pourtant, dans Sa souveraine liberté, d’en libérer quiconque, s’Il veut, dans Sa Toute Compassion, lui faire revivre l’ordre humain d’avant la chute, comme s’Il en faisait un habitant du Paradis. Le bon grain et l’ivraie voisinent dans le terreau de notre humanité. Seul, Dieu les distinguera au Dernier Jour. Ce mélange habite aussi le cœur humain, sauf s’il a traversé le feu d’une réelle repentance.

Ceux qui souffrent se demandent souvent: pourquoi moi? Qu’ai-je fait à Dieu pour mériter cela? Ils vivent la douleur comme un châtiment. Or, il n’en est pas un. Dieu ne connaissant ni haine, ni colère, ni agressivité, Il ne peut donc nous plonger dans un enfer de souffrances. Dans le Coran, les expressions ‘souffrance douloureuse’ ou ‘reproche douloureux’ sont en effet mentionnés, mais elles le sont seulement en référence au feu éternel. Dieu ne connaît pas la vengeance.

Il est permis de dire, à la suite de l’Ancien Testament, que Dieu nous éduque par la souffrance. Mais, ce dire interpelle seulement celui qui souffre. Il ne faut jamais considérer la souffrance des autres comme un moyen d’éducation. Cela en ferait une expression de vengeance ou de haine. Il ne nous est aussi pas permis de dire que le péché des uns a été transmis à leurs enfants pour les éduquer. En effet, Ezéchiel réfute ce dire, en s’exclamant: ‘Qu’avez-vous à répéter ce proverbe au pays d’Israël: Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des fils sont agacés … Celui qui a péché, c’est lui qui mourra’ (Ez. 18: 2 et 4).

Cela signifie-t-il que la mort soit entrée dans la nature humaine à cause du péché? Paul n’affirme-t-il pas que ‘le salaire du péché, c’est la mort’? (Rom 6: 23). Les Ecritures affirment aussi que tout homme est pécheur, donc appelé à la repentance. L’homme que nous connaissons est celui d’après la chute première de l’humanité, donc sujet à la mort. Il ne nous est pas possible de croire qu’il en a toujours été ainsi, ce qui voudrait dire que Dieu l’aurait programmé, lors de sa Création, en vue de la mort. Cela irait à l’encontre de ce que nous savons de Dieu.

Certains affirmeront que la mort n’est une question de potassium et de sels minéraux, composés du corps qui seraient perturbés par un certain nombre de maladies. Pourtant, les malades et ceux qui ne le sont pas expérimentent tout autant la mort du cerveau, puis celle du cœur. La mort reste un mystère pour tous. En vérité, les paroles de Paul: ‘le prix du péché est la mort’ ont été exprimées dans le contexte d’un discours sur la sainteté, où il dit: ‘Libérés du péché et asservis à Dieu, vous fructifiez pour la sainteté, et l’aboutissement, c’est la vie éternelle. Car le salaire du péché, c’est la mort, mais le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle dans le Christ Jésus notre Seigneur’ (Rom 6: 22-23). Le souci de Paul n’était donc pas de lancer un défi au mouvement biologique de l’homme en le liant au péché, mais plutôt de défier et de confondre le péché par la vie nouvelle en Christ.

Les chrétiens n’ont aucune philosophie du mal. Nous n’y reconnaissons qu’un manque de bien. Nous n’essayons même pas de l’expliquer. Tout ce que nous disons, c’est que le mal existe et qu’il conduit à la mort. Nous croyons aussi que le Christ est descendu aux abords de la mort, y est resté trois jours et a vaincu la mort par la mort. La vie divine qui est en Christ, est entrée dans le domaine de la mort et y a introduit la vie éternelle. Notre attitude envers la mort n’est donc pas de l’ordre de la philosophie, mais de celui du combat spirituel. Si nous devenons les amis du Christ par la repentance, Il nous remplit de Sa puissance divine et, en nous pardonnant nos péchés, nous fait ressusciter des morts. Nous affirmons qu’alors, il ‘n’y aura plus de mort, de peur, de cri et de peine’ (Ap. 21: 4).

Le problème de la souffrance ne sera résolu que lors de cette dernière vision. Comme le Christ a anéanti la mort par Sa victoire, Il anéantira de même notre mort individuelle, dès aujourd’hui, et dans la compassion ultime de la Résurrection, au Dernier Jour. Au milieu des douleurs du corps et de l’âme, il nous faut donc avoir toujours les yeux tournés vers Celui qui a vaincu définitivement la mort, et qui poursuit Sa victoire en chacun de nous. En nous conviant à demeurer en Lui, Il veut glorifier notre corps, comme il a lui-même revêtu un Corps de Gloire.

Traduit de l’arabe.

Texte Original: « الوجع » – 12.04.2008

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