2008, An-Nahar, Articles

Les cadeaux / le08.11.2008

Un de mes amis se sent très gêné quand il reçoit des cadeaux. Je parle évidemment de petits cadeaux tels un livre ou un stylo parce que je connais peu de gens qui reçoivent des cadeaux plus importants. Au fond de moi-même, je me sens toujours être un petit garçon du quartier chrétien (Harat al Nassarah) d’une de nos villes côtières. Je connais certes les évènements historiques qui ont amené les chrétiens à se confiner dans de tels quartiers. Ce fut là une injustice que j’ai fini par accepter, car il est vain de contester le cours de l’histoire. Celui qui accepte ainsi les temps passés, qui font partie intégrante de son soi, est souvent taxé d’apathique ou d’incapable. Comment peut-on être incapable face aux choses révolues?

Je me sens toujours appartenir à ce quartier chrétien, solidaire de tous ceux qui y trouvaient leur raison de vivre en se nourrissant des beautés lues ou psalmodiées dans la grande église de ce quartier, dont mon grand-père participa à la construction. La situation de mon père m’a permis, par la suite, de quitter ce quartier et de faire des études ailleurs. Malgré ce que  j’ai tiré de ces études, je me rends compte, maintenant, dans ma grande vieillesse, que je suis resté un habitant sans visage de ce quartier chrétien. Cela ne m’attriste guère. Toutes mes connaissances s’étonnent de ce que je ne sais pas conduire une voiture et que je n’en ai jamais eu une. Celle que j’utilise pour remplir mes responsabilités pastorales ne m’appartient pas. Elle appartient à l’institution que j’essaie de gérer de mon mieux et dont je suis le pasteur.

J’ai conscience que personne n’aime être pauvre. Quant à moi, la pauvreté me protège. Je suis convaincu qu’en sortir ferait courir des risques au salut de mon âme. Je me suis décrit plus haut comme si j’habitais encore ‘Harat al Nassarah’, bien que je réside maintenant au Mont Liban, où l’on peut, à sa guise, choisir de rester pauvre, ou de se débarrasser de la pauvreté autant que faire se peut. Pour ma part, je ne veux pas m’en débarrasser. Je me complais à n’être rien, et j’aurai préféré que personne ne se rende compte de mon existence. Je souffre de n’être pas resté inconnu, à cause de la mission que Dieu m’a confiée.

Je voudrais être connu de Dieu seul, bien que je craigne qu’il ne me connaisse dans ma pauvre réalité psychologique. Qu’est-ce qu’il en dira? Je ne le saurai qu’au Dernier Jour. Mon plus cher désir étant d’être complètement oublié, je me demande pourquoi je vous entretiens de ces choses. Serais-je assez fat pour me donner en exemple? Voudrais-je, plutôt, encourager le plus grand nombre, quelque soit leur appartenance religieuse, à devenir aussi habitants du quartier de l’oubli?

Le peu de temps qui me reste à vivre m’autorise à vous dire, en toute humilité, que mon plus vif souhait consiste en ce que vous acceptiez tous, mêmes les plus riches, d’être totalement ignorés. En ce faisant, votre âme coupera toute relation avec l’argent, même si vos poches et vos comptes en banque en resteront pleins. Un de mes amis, qui vivait à l’étranger, était très riche tout en restant un ‘pauvre en esprit’ selon Matthieu. Il était, lui aussi, originaire de Harat Al Nassarah. Il n’en était jamais sorti sur le plan spirituel, tant il tenait à distribuer son argent pour ne pas s’y attacher. On ne peut à la fois refuser de donner et vouloir appartenir à Harat Al Nassarah.

Ne considérez pas ce que je vous dis comme venant d’un maître, car je suis encore un élève dans ce domaine. Je vous dis cela parce que je crains que vous ne perdiez votre âme en vous acharnant à gagner le monde et vouloir à tous prix y être reconnus. Je connais toutes les théories qui encouragent à amasser de l’argent. Plus on a de l’argent, plus on a l’impression d’être forts, quand en réalité on ne l’est point. Bien que j’aie étudié la comptabilité autrefois, je suis loin d’être un expert dans l’art de faire fructifier l’argent. Cependant, je connais la force de cet ennemi, capable de se transformer en serpent dans les poches, toujours prêt à mordre celui qui l’accueille, ainsi que tout l’entourage dont celui-ci s’entoure pour avoir la satisfaction d’y exercer son autorité. L’argent lui fait alors croire qu’il est comme un dieu. Or, Notre Seigneur nous a dit, par Moїse: «Je suis le Seigneur Ton Dieu, qui t’ai fait sortir d’Egypte, du pays de la servitude. Tu n’auras d’autre dieu que Moi». En général, le riche préfère ne pas entendre de tels propos, car il pense avoir trouvé sa force en ce qu’il possède. En effet, l’argent représente bien une force dans ce monde. Mais, si l’on veut dépasser ce monde, cette force devient l’ennemie de nos âmes occultant la vision que seules celles-ci peuvent avoir de Dieu.

Il faudrait toujours se demander si l’argent est devenu une partie intégrante de nous-mêmes, et s’il régit nos relations avec autrui et l’entourage, affectant la nature même de ces relations. Ou alors, sommes-nous convaincus que l’argent est réservé seulement aux pauvres, afin d’avoir part à la compassion que le Seigneur a pour eux, et en recevoir une récompense? En ce faisant, le cœur s’attachera à ce qu’il ne possède pas, c’est-à-dire à Dieu, qui donne gratuitement à qui Il veut, en vue du salut. Le riche devrait se demander s’il convie les pauvres, simplement pour se glorifier de leur allégeance, ou pour leur distribuer vraiment ses avoirs, acquis légitimement ou non, afin que Dieu voie qu’il a donné des grâces dont il a été comblé. Ce qu’on donne devient légitime, même si son origine ne l’est pas. Les Ecritures affirment que l’argent appartient à Dieu seul, donc à ceux qui ont faim et qui sont dans la misère. En le distribuant, celui qui donne devient l’égal de ceux auxquels il donne. Avant de donner, il est seul, solitaire. En donnant, il entre en communion avec les justes.

Sans doute, l’homme a tendance à thésauriser sur terre par peur d’une maladie ou d’une catastrophe. Or, «l’amour chasse la peur». Ceux qu’on aime seront à nos côtés dans la détresse. Seul l’amour sauve les âmes de leur détresse.

La crise financière actuelle devrait suffire à nous convaincre que personne n’est à l’abri du besoin. Je prie pour que notre pays en soit épargné et qu’on n’ait pas à en supporter de graves conséquences. Je prie pour la quiétude d’esprit de tous nos concitoyens, car je voudrais que personne ne soit vraiment affecté par cette crise. Néanmoins, cette crise nous apprend que les avoirs sont loin d’être une garantie. Par contre, celui qui aime beaucoup recevra de Dieu beaucoup plus de grâces et de biens, pour lui faire réaliser qu’il est chargé de gérer seulement ce qui lui a été donné. Quelle grande grâce que d’être délégué du Très-Haut ! Plus on donne, plus grande est cette délégation. Il faut distribuer nos avoirs aux pauvres pour qu’ils puissent, eux aussi, avoir part à cette délégation divine, plutôt que d’être nos propres délégués. On devient quelque chose quand on donne beaucoup de ce qu’on a, sans attendre des remerciements ni susciter quelque servitude. Les riches, tout autant que les pauvres, sont des créatures faibles, facilement déréglables. Quand on prend conscience de cette finitude, on arrive à comprendre que l’on peut devenir quelque chose. J’ai beaucoup appris de ce dire populaire que ‘personne ne prend rien avec lui dans la mort’. Cependant, nos Pères ascètes nous ont appris que l’homme prend avec lui ce qu’il a donné. Ceux auxquels nous donnons intercéderont pour nous, et Dieu en tiendra compte, le Jour du Jugement.

L’argent ouvre de diverses façons la route du pouvoir. Tout pouvoir est pouvoir sur les hommes. Or, tout pouvoir bien compris doit aboutir en service des autres et se traduire par une politique. J’ai souvent écrit que le pouvoir est responsabilité, responsabilité de servir. Dieu n’a pas d’objection que certains aient beaucoup d’argent, pourvu qu’ils ne se considèrent pas en être les propriétaires, quand ils en sont seulement les gérants. Dieu a mis la responsabilité de l’amour sur les épaules des riches. Or, l’amour vrai se donne, sinon, il devient inopérant, comme toute autre possession gardée exclusivement pour soi. En fait, il s’agit de se comporter comme les pauvres, c’est-à-dire en apprenant à user avec la tempérance des biens de ce monde. N’avons-nous pas lu que «la vie de ce monde n’est qu’une puissance temporaire qui éblouit» (Le Coran, Sourate du fer, verset 20). Et encore: «Sachez que la vie de ce monde n’est qu’un jeu et une frivolité; un vain ornement; un désir de gloriole parmi vous» (ditto, ditto, verset 19). Ces deux versets nous engagent à nous demander comment se débarrasser de l’égoïsme, ‘du jeu, des frivolités, des vains ornements’, pour accéder à la vérité et au partage. Le partage suppose forcément la distribution des richesses. C’est là un commandement ou, si vous voulez, une disposition légale, selon la terminologie de la religion à laquelle vous appartenez. Si vous vous contentez de ce monde et de ses fioritures, il n’y aura guère de compassion en vous. Et ce n’est pas à moi, pauvre enfant de Harat Al Nassarah, de se demander quel sera votre sort au Jour Dernier. Cela n’est connu que de Dieu seul. La vue d’un pouvoir attentif aux autres m’émeut jusqu’aux larmes. Par contre, la vue de ceux qui laissent peu de place en eux à la souffrance des autres, me fait beaucoup souffrir.

Donnez sans attendre de contrepartie, si vous voulez habiter, dès maintenant, le Royaume de la vérité et de la justice. Celui qui donne dans la jubilation sera alors comme celui qui reçoit dans la joie. L’argent ne pose de problèmes que si son propriétaire le garde uniquement pour lui-même ou s’il pose des conditions à sa distribution.

Il nous faut prendre tout le monde dans notre affection. Entrons tous ensemble, dès aujourd’hui, dans le Royaume de la joie. La joie n’est pas œuvre humaine. Elle est une grâce de Dieu. ONG, œuvrant au Liban, s’appelle ‘oasis de la joie’. Elle s’occupe des handicapés, indépendamment de leurs confessions. Pourquoi les riches ne se regrouperaient-ils pas dans une telle oasis, pour promouvoir le don gratuit, l’attention personnelle à ceux qui sont dans le besoin ou affectés d’un handicap? Quand est-ce que ces personnes seront perçues comme une couronne de gloire sur la tête des riches? Quand cesserons-nous de distinguer entre quartier de riches et quartier de pauvres, afin d’habiter tous le même quartier de Dieu, ou plutôt son ciel sur la terre, ce ciel qui nous est ouvert, dès maintenant, si nos âmes se remplissent de la présence de l’autre comme un reflet en nous de la présence de Dieu. Le Liban sera-t-il un jour une telle oasis de Dieu, où l’orgueil des uns et la détresse des autres seront dépassés? Dans une telle oasis, Dieu agira par les mains qui donnent et par celles qui reçoivent. Ces mains agiront ainsi en rendant grâce à Dieu et en le proclamant seul Seigneur et Maître. Celui qui aime se dépouille de la passion des ‘vains ornements, du jeu et des frivolités’, pour que seule la Face de Dieu, faite de grandeur et de vénération, prédomine sur l’arène des relations humaines.

Traduit de l’arabe

Texte Original: « الهدايا » – 08.11.2008

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