Aux Chrétiens de mon pays! / Appel aux chrétiens / 14 Janvier 1968
Vous êtes porteurs d’un grand appel, vous êtes un ferment de salut. Vous l’êtes à cause de Celui dont vous portez le nom, et en qui vous avez été baptisés. Vous faites cependant l’erreur de penser que sans Lui vous pouvez garder quelque signification. Vous faites également l’erreur de croire que les autres ne peuvent jamais progresser, comme si les noms avaient valeur en eux-mêmes, comme si le Christ ne pouvait pas, avec ou autrement que par l’eau, baptiser en Dieu celui auquel Il désire accorder sa grâce. Certes, tout vient du Sauveur que vous adorez: toute vérité, toute pureté, toute grandeur, tout idéal. Il n’y a rien de bien dans ce monde qui ne soit de quelque façon suscité par le Christ. Mais le Seigneur agit où bon Lui semble, et vous n’êtes pas en mesure de limiter son action. Il a promis de vous combler de ses grâces, mais Il n’a pas dit qu’Il en faisait de vous les seuls dépositaires. Je vous en conjure: ne soyez pas plus royalistes que votre Roi, Lui qui peut «de pierres faire des fils d’Abraham» (Mt 3, 9).
Vous n’êtes pas le but de ce monde! Le monde n’a pas été créé pour vous servir, c’est vous plutôt qui avez été appelés à être des serviteurs. Or, le serviteur écoute attentivement les volontés de son maître, il travaille à en réaliser les desseins. Toute notion de domination est étrangère à votre foi; elle y est remplacée par l’idée de service. Tout responsable parmi vous ne trouve la légitimité de son autorité que dans son abnégation même. Et cette autorité s’étiole dans la mesure où son détenteur se laisse imprégner d’un esprit de jouissance; elle perd alors sa raison d’être, souvent bien avant qu’elle ne disparaisse dans la réalité. Ni le Seigneur en qui vous croyez, ni ceux dont vous êtes responsables ne peuvent admettre une autorité qui n’est pas fondée sur le service. D’ailleurs, la prééminence culturelle dont vous vous prévalez et par laquelle vous voulez justifier une forme de supériorité, est en train de devenir un mythe, si elle ne l’est pas déjà. Le savoir n’est plus l’apanage de vous seuls; et la connaissance –dans ses dimensions d’ouverture sur le bien, le raffinement, le sens du goût et la délicatesse- se répand de plus en plus parmi les hommes. Si la civilisation est dans une large mesure liée aux femmes, qui forment la moitié de la population humaine et qui en sont les inspiratrices et les éducatrices, il est évident que les non-chrétiennes participent, au même titre que les chrétiennes, de tous les dons de la nature.
Rien d’ailleurs n’est plus cher au cœur du Christ que cette évolution. Car le Christ se veut pour tous; Il n’est en tout cas la propriété exclusive de personne. Il répond aux besoins de tous, comme, au cours de son ministère terrestre, Il agissait indépendamment des croyances des uns et des autres. Tout progrès réalisé par des fidèles d’autres religions le réjouit au même titre que celui de ses propres disciples. Il est le Sauveur du monde, et non celui de ses seuls adeptes. Il donne le salut à tous par des voies diverses, parmi lesquelles la culture, la technique et les luttes sociales légitimes. Pourquoi ne nous réjouissons-nous donc pas avec Lui de la réussite des autres?
J’irai jusqu’à dire que le Seigneur est lié aux révolutions éthiques, artistiques et scientifiques qui se font jour dans le monde; celles-ci manifestent d’une manière ou d’une autre sa présence dans l’univers. La pensée chrétienne contemporaine adopte cette position et commence à réaliser que la présence de Dieu ne peut être limitée à des attitudes d’humilité, de bonté ou de charité. Si, par la manifestation de sa présence, Dieu veut le bien de tous, Il se doit d’en diversifier les moyens d’expression. La vie spirituelle, avec tout ce qu’elle peut comporter d’inspiration et de force de transformation personnelle, n’épuise pas l’énergie spirituelle dans le monde.
Certes, le monde se transforme par la sainteté. Quand le monde était encore petit, sans grande complexité et pas encore confronté à des problèmes d’ordre universel, celle-ci n’avait qu’un visage. Mais dans un monde ouvert et en voie d’unification, de plus en plus complexe avec la mondialisation et tous les problèmes qui en découlent, il ne fait pas de doute que la sainteté doit, elle aussi, prendre des formes nouvelles qui ne soient pas étrangères à la recherche objective et technique de solutions aux difficultés des humains. La créativité par laquelle l’homme d’aujourd’hui parvient à s’élever et se surpasser, comporte une présence cachée du Christ au monde. Un jour viendra où cette présence deviendra manifeste, mais il est nécessaire qu’elle reste cachée pour un temps. Leur devoir d’amour à l’égard du monde impose aux disciples du Seigneur de participer à son développement et à sa transformation radicale. Leur amour ne peut plus se limiter au plan individuel; il doit se manifester au niveau de l’action communautaire et du changement historique.
Cette transformation du monde, les chrétiens doivent la réaliser avec les autres, pour le bien de tous. Elle ne peut plus être l’affaire d’un groupe ou d’un pays, qu’elle qu’en soit la puissance. Non, il n’est plus possible que cette transformation soit le résultat d’une action à sens unique; elle doit devenir celui d’un échange, d’une participation. Car toute aide d’un puissant à quelqu’un qui serait moins développé expose le plus fort au risque de soumettre le faible, de lui imposer ses exigences et donc d’aboutir à une politique de suprématie. Le croyant non seulement doit donner avec générosité, mais il doit savoir recevoir avec la même simplicité et la même humilité que celles qui sont censées accompagner son don.
Si telle est la vision chrétienne aujourd’hui, vous devez, vous qui êtes chrétiens, où que vous soyez, demeurer à la fois prêts à donner et à recevoir, c’est-à-dire à être en situation de participation. Prêts à donner, parce beaucoup vous a été donné par le Christ. Prêts à recevoir non en vue d’une quelconque jouissance, mais parce que c’est là aussi une grâce que Dieu vous accorde à travers les autres.
La contribution de notre pays sur le plan mondial pourrait être l’apport de cette idée de participation que les grandes puissances semblent n’avoir pas encore découverte. Il est d’ailleurs fréquent que l’éveil vienne des petits. Mais ce qui doit vous concerner plus directement, et qui est bien plus important, c’est de comprendre que la vie véritable de l’homme est dans l’oubli de soi, que c’est à travers cet oubli et dans la rencontre avec l’autre dans la vérité qu’un être humain finit par se retrouver. Jusqu’à présent, vous n’avez pas connu l’autre dans le Seigneur. Vous n’avez vu que sa laideur. Certes, de par ses faiblesses et ses contradictions, aucun homme n’est exempt de puérilité, d’artifice et d’égocentrisme. Mais la laideur de la créature ne peut effacer de son visage l’empreinte du Créateur. Toute personne humaine, du fait de sa vocation, des charismes dont Dieu l’a dotée et de ses aspirations vers des horizons infinis, participe au Christ. C’est uniquement dans cette optique que vous devez la regarder; ce faisant, vous l’aiderez à faire vivre en elle la personne divine qu’elle est appelée à devenir. Plus important encore, vous devez réaliser que vous ne serez vous-même plus rien, que vous deviendrez même étrangers au Christ si vous refusez de regarder l’autre de cette manière.
Ainsi, à quoi bon chercher à affirmer une quelconque supériorité et à vouloir à tout prix qu’elle soit reconnue par les autres? Le Christ ne se rend présent que dans l’amour; si vous n’en êtes pas rempli, vous ne contribuez en rien à l’édification de votre pays et au bien de l’humanité. C’est dans l’amour que vous trouvez un sens à vous-mêmes et à votre vie; il doit donc être tout pour vous. Sans lui, vous frayez avec le néant et vous retournez à la barbarie primitive.
Vous êtes essentiellement un noyau appelé à mourir pour que d’autres vivent. Vous détenez le vrai secret de la vie, parce que quelqu’un vous a appris à accepter la mort. Toute votre réussite est dans cet effacement, dans cet élan perpétuel qui vous fait ouvrir les limites de l’Église aux nouveaux horizons de votre témoignage sacrificiel. C’est justement en ne l’affirmant jamais que confirmez votre identité. Toute votre spécificité consiste en ce que vous ne cherchez pas à la définir ou à l’imposer. Vous ne serez sauvés que dans la mesure où vous ne rechercherez pas votre propre sauvegarde. Il vous faut au contraire vous plonger dans la mêlée, au beau milieu des problèmes de ce monde. Vous ne chercherez pas à dominer, car «ceux qu’on regarde comme les chefs des nations leur commandent en maîtres, et les grands leur font sentir leur pouvoir» (Mt 20, 25). Vous, vous n’êtes pas de ce monde. Chaque fois que vous tirerez une quelconque fierté du fait d’être forts selon la logique de ce monde ou honorables selon le sens commun, vous cesserez d’avoir une présence spirituelle agissante. Car «ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l’on méprise, voilà ce que Dieu a choisi; ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est» (1Co 1, 28).
Croyez-vous en tout cela?
Traduit par Adele Manzi et Raymond Rizk
Le Messager Orthodoxe no ,1968, p. 71-75.
© Extraits de L’appel de l’Esprit. Église et société, Éditions du Cerf / sel de la terre, 2001, p. 7-11.
Texte Original: « إلى مسيحي بلادي » – Lissan ul Hal- 14 Janvier 1968
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