Après-demain, les Eglises d’Orient franchiront ensemble le seuil du Carême, animées par la foi que c’est leur chemin vers Pâques. Pâques[1] est la promesse du passage des ténèbres à la lumière. Or, de ces ténèbres, la nuit fut une seule fois dissipée: lorsque le Christ ressuscita d’entre les morts et que, dès lors, nous goutâmes à la vie nouvelle par sa Résurrection. Dans le christianisme, nous n’aurons rien d’autre à savoir, car nul autre mystère n’est venu sur nous du ciel, ni nous reçûmes d’autre enseignement catéchétique. Mais comment donc s’appliquer à ce qui vient du ciel? Comment l’incarner? Comment former en soi l’image de ce qui appartient aux tréfonds de Dieu et au comportement de son Fils, et s’identifier à son parcours, tel que s’abolit la distinction entre ce qui est exclusivement de Dieu, et ce qui est de soi-même? La question ne tient plus quand on considère que la pleine perfection s’obtient en s’approchant du Seigneur, ce qui n’est autre, en réalité, que le fait d’être abordé par lui. Le désir est mutuel. Ce désir qu’on ressent est le don de Dieu, qui s’offre lui-même, n’ayant autre que soi-même à offrir. Le Seigneur jugea qu’en percevant ce cadeau qu’il offre, voire en percevant que c’est lui qui s’offre, on progresse en lui et par lui.
On n’est pas censé sortir de soi pour aller vers lui; la rencontre s’effectue au-dedans. S’enfoncer dans son for intérieur pour l’accepter, et le recevoir, équivaut à être reçu par lui dans l’abondance de sa lumière. C’est d’emblée le poursuivre, et s’unir à lui. A vrai dire, le monothéisme consiste en cela même, en ce que Dieu ne reste pas figé dans sa sublimité, ni l’homme dans son infériorité, sans que l’un des deux ne traverse l’abîme. Obstruer cet abîme, revient à la condescendance de Dieu vers l’homme, et à l’ascension de ce dernier vers Dieu, en transcendant l’espace et le temps, au sein d’une relation gracieusement accordée par le Seigneur. Du ciel de sa perfection, Dieu n’aura jamais besoin de s’exercer à cette relation, alors que l’homme s’y exercera en tant que créature. Pour être adopté en fils bien-aimé, il aura à développer son humanité jusqu’à ce que le Seigneur y trouve son bon plaisir. Or le Carême est une autre tentative en vue de cette progression, considérée par Dieu comme un don à l’homme, et reconnue par ce dernier comme une requête de la grâce. Tout cela est un exercice par l’homme, en Dieu. Certes, l’homme s’enrôle dans une lutte pour Dieu, mais celui-ci le prend dans son étreinte, puisqu’il n’a nul besoin de lutter. C’est donc un épanchement de sa tendresse, pour faciliter le chemin à l’être humain qui lui dit: «Facilite mon parcours selon tes paroles; que nul péché ne me tyrannise. Délivre-moi de l’abus des hommes, afin que je garde tes commandements».
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Toute cette question de jeûne consiste à garder ses commandements. «Celui qui m’aime gardera mes commandements». Le jeûne est donc un exercice à la portée profonde, plus consistant qu’une simple abstention, ou un régime alimentaire. «Ce n’est pas un aliment qui nous rapproche de Dieu: si nous en mangeons, nous n’avons rien de plus; si nous n’en mangeons pas, nous n’avons rien de moins». (1Co 8: 8) S’abstenir de manger selon une certaine règle n’englobe pas toute la signification du jeûne. Ces règles sont d’ailleurs diverses, selon les différentes cultures religieuses. Toutes comportent une abstention de manger pendant une certaine période, interprétée comme un moyen de contrôler les désirs de l’homme, et de les surveiller, comme une façon d’acquérir de l’autorité sur son corps, en vue de la liberté de l’âme, pour qu’elle soit délivrée de la gastrimargie. Nos Saints Pères ascètes en disent long sur ce vice; s’en émanciper est, pour eux, une condition de se libérer des autres convoitises. Telle est l’expérience des hommes spirituels, et de tout ceux qui ont longtemps pratiqué le jeûne, à condition de s’adonner aux prières intenses, et à la lecture de la Parole divine, qui forme une base solide pour connaître Dieu.
Selon la Sainte Bible, jeûne et prière se rejoignent jusqu’à s’entremêler et devenir inséparables, selon un rythme délimité dans le temps par telle ou telle autre religion, ou confession. D’où des normes spirituelles et psychiques se reliant souvent aux traditions, auxquelles il serait néfaste de faillir. La ferveur dans la prière, par exemple, ainsi que la préparation à la fête de Pâques ou à la messe du Dimanche, sont désormais des fondements auxquels se rattache l’âme de l’orant; il serait difficile de les renverser, en sauvegardant sa stabilité intérieure. La subversion des normes héritées de l’expérience des saints met l’âme en danger, et menace de porter à considérer la vie spirituelle comme indépendante du corps. Or, ce corps est essentiel dans notre constitution, surtout qu’il porte l’âme pénitente. Cette union des deux les ravive mutuellement, et crée entre eux une relation pacifique, qui va jusqu’à la réconciliation.
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L’adhérence du jeûne à la prière résulte du fait qu’en dévidant le corps des aliments, il faut remplir l’être de la Parole divine, faute de quoi on aboutit au vide complet. L’esprit invoque l’esprit; autrement dit, quand Dieu se déverse en l’homme, c’est soi-même qu’il interpelle. Alors l’homme s’élève vers lui.
Nonobstant, toutes les saisons de Carême portent cet aspect assez important qu’on jeûne avec les frères. Tous ensembles, vous allez vers Pâques. Tous ensembles, vous vous purifiez autant que la grâce de Dieu se déverse sur l’Eglise; celle-ci devient alors un seul être pascal, témoin de son renoncement à tout ce qu’elle a de terrestre, pour devenir la Lumière du Christ.
En réalité, l’Eglise entame cette lutte, qui la met à l’unisson, pour devenir la fiancée du Christ. La réalité de Pâques ne se limite pas à la fête. Il s’agit de se fiancer au Christ par des noces éternelles. Cela exige que l’on devienne pour autrui, tout abstinent, tout implorant, tout pauvre en Dieu, ce Dieu qui nous aime dans son Unicité. Seul le Dieu unique est capable de nous unir à lui, et de nous réunir ensemble, par peur de nous voir dispersés, pour que nous joignions les mains devant sa Face, et que nous cheminions vers lui. Nous apprendrons ainsi à être pauvres en Dieu, et qu’il est notre seul besoin.
[1] En hébreu, Pâques signifie «passage». (N.d.T.)
Traduit par Monastère de Kaftoun
Texte Original: « الصوم آتٍ » – Nahar- 05.03.2011
