Mr Erdogan lit-il? / le 24.09.2011
Dans le discours prononcé par le Premier ministre turc Rajab Tayyeb Erdogan, devant les ministres des affaires étrangères arabes au Caire, deux phrases retiennent mon attention. La première est la suivante: «La Turquie et les Arabes partagent une doctrine, une culture et des valeurs communes». La doctrine, il va sans dire, est l’islam. Ces paroles impliquent que Monsieur le Premier ministre ne remarque pas l’existence de douze millions de chrétiens arabes, pour le moins, qui n’ont nullement besoin d’un étranger pour définir leur identité nationale.
En ce qui concerne la culture, c’est la langue persane qui eut le plus grand impact en Anatolie. Après Mehmed le Conquérant, Constantinople devint une métropole littéraire qui attirait les poètes arabes et perses, pendant que le turc vernaculaire prenait pied. Néanmoins, il faut dire que vers le quinzième et le seizième siècle, il ne restait aucune influence arabe qui ne fut mêlée d’interférence perse. Au XIXème siècle, lors du Tanzimat, la Turquie littéraire se tourna vers l’Occident. Puis, après la guerre d’indépendance et la déclaration de la République turque en 1933, le sentiment national turc gagna en vigueur, jusqu’à l’époque du révolutionnaire Nazem Hikmet (1902-1963). A partir de 1939, les horizons turques s’élargirent avec les diverses traductions, et le développement de la pensée sociale et politique. Ce qui anime la littérature aujourd’hui ne présente aucun rapport avec l’arabité.
Quant aux valeurs que Mr Erdogan qualifie de communes à nous deux, elles comportent de l’ancien et du nouveau. Il est certain que les valeurs anciennes ne nous harcèlent point. Nous tendons toujours vers la modernité, jusqu’à afficher un goût vif pour l’Europe, alors que les Turcs sont fortement attachés aux valeurs anciennes. Leur espoir d’une fusion politique avec l’Europe est seulement dans le but de compléter l’Alliance Atlantique qui les rallie à elle. C’est ce qui donne son ascendant à la Turquie dans le monde arabe, en vue de quelque ottomanisme où les arabes seront plus des alliés mineurs que de puissants partenaires.
Plus effrayante encore est la parole de Mr Erdogan qui suit: «Il fut dans l’Histoire turque un jeune homme qui mit fin à une civilisation noire, pour inaugurer une nouvelle civilisation de noble lignage en soumettant Istanbul: c’est Mehmed le Conquérant». Je me garderai de discuter la noblesse et la grandeur de la civilisation turque. Je commence par cette question à Mr Erdogan, qui ne devrait pas le choquer: a-t-il fait des lecturessur la civilisation byzantine, qu’il taxe d’être «noire»? Il faut dire que les Turcs sont des soldats. En se conspirant avec les vaisseaux de l’Occident implantés là-bas, ils remportèrent leur victoire sur cette civilisation intellectuellement prééminente en 1453. Comment donc Mr Erdogan se propose-t-il de nous convaincre qu’une telle civilisation harmonieuse, ingénieuse, de spiritualité céleste fut «noire»? Comment ne peut-il voir que la Renaissance européenne advint seulement avec l’exode des cerveaux de Byzance vers l’Occident. C’est d’eux que l’Ouest s’inspira la Raison grecque pour élaborer la philosophie moderne.
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La culture est l’élément le plus important de la civilisation byzantine. On y retrouve des œuvres rédigées en grec et en latin, parmi les ouvrages des historiens de l’Antiquité. Elle recèle aussi des lettres concernant l’agriculture, la stratégie militaire, la médecine générale, la médecine vétérinaire, et l’interprétation des rêves. Tout cela constituait une bibliothèque gigantesque. En plus de cela, il y avait la bibliothèque du Patriarcat Œcuménique, qui comportait les actes des conciles et la littérature patrologique. Il faut y ajouter les bibliothèques privées, et quelques livres liturgiques, çà et là. Les livres y étaient rares à cause de leur coût; mais les riches s’en procuraient sans peine.
Quant à l’école primaire, elle était sous la tutelle de l’évêque. Les enfants y apprenaient à lire, à écrire, et à faire des comptes, avec le Psautier comme livre principal. A l’école, on enseignait la syntaxe, et chaque lettre avait une valeur numérique, comme dans le monde arabe. Dans ces écoles, on chantait agréablement.
Tous les enfants rejoignaient le cycle complémentaire. Les gens apprenaient tout sur l’Antiquité: Homère, l’architecture, la rhétorique, et les mathématiques. Le domaine de la philosophie incluait la théologie, les mathématiques, la musique, l’astronomie, et les sciences naturelles. Au treizième siècle, des œuvres latines, perses et arabes parurent via la traduction. On importa du latin la nomenclature administrative, et de l’arabe, les termes de l’industrie textile. L’Eglise manifestait son attachement à la langue archaïque. A Constantinople, il y avait plusieurs universités; en même temps, le Patriarcat fournissait un enseignement universitaire.
L’enseignement supérieur exigeait inévitablement la connaissance de l’Ecriture Sainte. Les actes doctrinaux des conciles donnèrent lieu aux termes de théologie. L’ascétisme et le mysticisme influencèrent l’éducation alors que la doctrine reposait sur les écrits de Jean Damascène. Syméon le Nouveau Théologien, Grégoire Palamas et Nicolas Cabasilas étaient les grands mystiques de l’époque. Là aussi, les vies des saints firent leur parution. Les livres liturgiques, sur lesquels les orthodoxes subsistent jusqu’à nos jours, ont été rédigés entre le quatorzième et le quinzième siècle. Savoir utiliser les livres de prières, notamment ceux des fêtes et des cycles liturgiques, était une constante de la culture byzantine.
Il existait des ouvrages littéraires en langue académique: des livres d’histoire, de géographie, de stratégie militaire, mais aussi des ouvrages sur l’éloquence, l’art du récit, la philosophie, la linguistique, et la grammaire.
L’Histoire commençait par la Création du monde et se terminait au temps de l’auteur du livre. Outre cela, la philosophie grecque révéla les Pères de l’Eglise. Ayant la conviction de parfaire les idées de l’Antiquité par l’inspiration religieuse, on émettait les concepts chrétiens par le truchement du langage philosophique. Ce dernier resta pourtant fixe. Les systèmes théologiques se diversifièrent, mais les vrais philosophes étaient rares, alors que proliféraient les experts en classiques grecs, les critiques littéraires et les linguistes, et qu’émergeaient les dramaturges.
Il me semble que la poésie religieuse fut la meilleure production écrite. Tout ce qu’on appelle dans nos rites kondakion et canon est de la poésie. A Byzance, on connut également la poésie populaire et les contes en langue vernaculaire et soutenue, ainsi que des savants en mathématiques, en physique et en optique. Les byzantins avaient aussi une connaissance pratique de la zoologie, et de la botanique pratique, à savoir l’usage des plantes en médecine et en pharmacie. Les byzantins apprirent la chimie de Strabon et l’appliquèrent en métallurgie, en teinturerie, en pharmacie et en verrerie.
Sur le plan médical, on fonda des hôpitaux, et les médecins jouissaient d’un enseignement institutionnalisé, riche en ressources. C’étaient des ophtalmologues célèbres: Paul d’Egine, qui eut une certaine influence sur la médecine arabe était versé en chirurgie et en obstétrique. Michel Psellos était l’auteur d’un dictionnaire médical. De plus, on promulgua des livres spécialisés en médecine dentaire; les byzantins excellaient aussi en ferrage et en nutrition animale. Chez eux, la pharmacie faisait part de l’enseignement médical, et l’on se mettait parfois à l’école des Arabes et des Perses.
L’art du discours était de grande importance dans la propagande politique et religieuse. L’homélie religieuse en faisait partie; c’était l’époque de Jean Chrysostome, dont la réputation gagna Antioche et Constantinople aux quatrième et cinquième siècles ap. J-C. Nous avons encore ses homélies en grec, traduites dans la plupart des langues européennes, et partiellement en arabe.
De plus, l’icône en tempera sur bois ou en fresque commença à paraître dans l’Empire. Elle visait surtout à enseigner la foi aux illettrés. Le quatrième siècle marqua le début de l’iconographie et les mosaïques; les plus anciennes sont celles de Thessalonique (La Sainte Vierge, St Georges). Quelques icônes, découvertes sous Atatürk, subsistent encore à l’Eglise Sainte-Sophie. Une part minime se trouve à Chypre, alors que la majeure partie est conservée à Ravenne (en Italie). Cependant, les mosaïques s’avérant coûteuses, elles furent remplacées par les fresques. Celles-ci étaient répandues dans la région qu’on désigne aujourd’hui par l’Orient Arabe. A présent, elles émergent de nouveau à travers toute la contrée du Liban et de la Syrie. Citons de même l’illustration des manuscrits, et particulièrement des évangiles. Aussi l’art de la miniature se reliait-il à la joaillerie et à la broderie.
L’Eglise réalisa lors du septième concile que l’icône était indispensable. Elle en adopta la vénération au concile en 787 et ainsi les icônes peuplèrent les maisons et les églises du monde orthodoxe. Ce fut St Jean Damascène, un moine de Palestine, qui en rédigea le premier exposé théologique. L’Eglise adopta son interprétation de l’icône, d’autant plus qu’il en justifie la nécessité par l’Incarnation divine. Le caractère spirituel de toute icône conservée dans les maisons orthodoxes des quatre coins du monde, ainsi que l’inspiration spirituelle qu’elle manifeste dans les églises, sont des facteurs qui préservèrent la foi.
Les historiens affirment que tous les byzantins étaient croyants, si bien que lorsqu’ils rencontraient un moine, ils demandaient sa bénédiction. On peut se figurer, dans une telle ambiance, l’attention qu’on accordait aux infirmes et aux indigents.
Certes, il y eut des empereurs injustes; mais on en trouve aussi qui abandonnèrent le trône pour rejoindre l’ordre monastique. Malgré ses transgressions, cette société désirait inaugurer le royaume de Dieu sur terre, en maintenant une foi juste et une vie honnête. Cela se manifestait par le fait de pleurer ses péchés, de se montrer aimable, clément, paisible, compatissant, de renoncer à l’argent et de vivre dans l’abstinence. Or, tout cela se résume en un seul mot: l’amour du Seigneur.
Il est essentiel que l’homme soit guidé par les choses de l’extérieur à celles de l’intérieur. En d’autres termes, dans cette civilisation, tous les croyants menaient un train de vie mystique. Il s’agit de demeurer dans le mystère de Dieu, alors que les sens extérieurs ne perçoivent nullement ce que l’on reçoit de lui. On répète la prière de Jésus mille fois par jour dans son cœur, jusqu’à ce que s’évanouissent les paroles, et que son cœur en devient parole. Toute personne qui connaît les prières orthodoxes, à l’origine élaborées dans nos pays, y rencontre une richesse inégalable. Chaque prière, du matin au coucher, et jusqu’à minuit, comporte cette certitude exprimée le jour de Pâques: «Christ est ressuscité d’entre les morts»! C’est que lors de la divine liturgie, ayant reçu le Corps et le Sang du Seigneur, on supplie Dieu d’être «parfait dans le royaume des cieux», affranchi du tribunal au Jour du Jugement. Ces prières intensives, profondes, cristallines, le corps à genoux ou en station debout et l’âme limpide, puisent toutes dans l’Ecriture divine, ou la redisent sous une forme poétique, jusqu’à devenir une poésie divine chantée en communauté.
En lisant tout cela, Mr Erdogan pourra-t-il encore désigner telle splendeur, – que nous tentâmes de décrire dans la mesure du possible, comme une «civilisation noire»? Vous n’êtes nullement justifié d’avoir lu et mal compris. Vous n’êtes point justifié de prendre la lumière pour l’obscurité. Vos ancêtres agressèrent la ville qui se reconnaissait être, à l’époque, l’unique foyer de la civilisation au monde. Veuillez donc montrer l’équité souhaitable envers vos prédécesseurs; veuillez lire, car vous êtes un responsable.
Traduit par Monastère de Kaftoun
Texte Original: « السيد اردوغان هل يقرأ » – 24.09.2011
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