Je me vis contraint d’ajouter à ce mot l’article défini. Cela me permit d’abattre la concentration sur le moi et l’autosuffisance. En effet, l’attachement extrême à soi est la mort en soi, puisque la mort est l’isolement extrême.
Discernant ce péril de l’amour de soi, le grand Pascal dit: «Le moi est haïssable». C’est la passion du pouvoir au paroxysme, mais plus grave encore, du moment qu’une recherche modérée du pouvoir cèderait quand-même quelque place à l’existence d’autrui. Quant au péché qui constitue aujourd’hui l’objet de notre étude, il va jusqu’au bannissement total des autres. Le minimum de communication est aboli, mais en toute lucidité d’esprit, avec la connivence d’un cœur pourri qui s’y soumet. L’autre est complètement exclu, on le met à mort, sans l’exécuter physiquement.
Pourquoi donc un tel acharnement de ma part contre le moi? C’est que, selon notre définition philosophique, voire théologique de l’homme, ce dernier est par nature un être de communication. Il n’est pas exclusivement centré sur sa personne; il n’est pas son unique pôle d’aimant. L’existence des hommes n’est pas une accumulation d’individus séparés, vivant chacun dans le repliement de son autonomie. Dans l’existentialisme religieux, ils sont désignés comme des «personnes». La personne, bien qu’autonome, est par définition un caractère ouvert. Ainsi, elle tolère l’autre pour s’affranchir de son enfermement sur elle-même, pour diriger son existence vers la formation de sa personnalité dans la communion de l’autre. Dans l’amour, chacun s’épanche en l’autre, sans y fondre. Il ne s’agit ni d’une accumulation, ni d’un attachement, mais d’une union où chacun garde son existence intérieure.
Ces deux existences forment chacune un langage propre. Personne ne rumine l’autre, car autant on le ressasse, autant sa personnalité fond, perdant de sa vitalité, de sa particularité, de sa splendeur. Au contraire, celles-ci devraient redoubler de vigueur, afin que l’autre prenne assez de forces pour soutenir sa propre existence et la mienne, dans le mystère d’une union où la dualité puise dans l’unité. Chacun se déverse dans l’autre de tout son être, totalement. Alors, par la perfection même de cet épanchement, on se voit s’affermir dans son «moi» – un «moi» beau et noble, qui ne se laisse pas entraîner à l’arrogance, ni à la vanité, ni à l’élimination de l’autre. Certes, l’humilité exige l’effacement, mais c’est par ce même effacement que l’homme se retrouve et trouve l’autre au-dedans de lui-même. Ainsi, chacun se perfectionne en se donnant. Comment exister en s’effaçant: là réside tout le mystère de la rencontre d’amour avec l’autre, qui seul permet à la personnalité de s’affirmer.
Sans cette rencontre propice à l’échange vécue sur un plan ontologique et dans le cadre du travail, chacun demeure prisonnier de son ego, à l’instar des damnés de l’enfer décrits dans la tradition des Pères de l’Eglise. Selon ces derniers, les condamnés au feu se tournent le dos; personne ne voit le visage de l’autre.
Voilà donc une manière d’exprimer la Trinité du Christianisme, suivant les paroles du Christ: «Je suis dans le Père, et le Père est en moi». Le Père garde son identité par la Paternité même qui communique au Fils son identité filiale. En recevant du Père, le Fils reste son Bien-aimé; leur union est amour. En Dieu Seul l’Unité ne contredit pas la dyade ou la triade. Dieu n’est pas Un en nombre. «Le compter, c’est le limiter», dit l’Imam Ali. Dieu est Unique. «Dieu est Amour» (1Jean 4: 8), l’amour n’étant pas son attribut. Il est son nom, son Etre même. Dire que Dieu est trois hypostases ne veut donc pas désigner une valeur numérique; il ne s’agit pas d’arithmétique. Dieu ne saurait être compté.
Quant à l’homme, s’il est possible de lui attribuer la valeur numérique «un». Pourtant, ce «un» n’est pas enfermé su soi. Il est «un» à cause des sentiments réciproques de charité qui le lient aux autres. Faute de savoir cela, l’individu serait passionné de son ego. Obstruant toutes les portes de son cœur, et se fixant une image pétrifiée, il voudrait s’ériger comme sa propre idole, et celle des autres. L’amour de son ego le porte à s’idolâtrer, et à rechercher son culte chez les autres, comme pour les inviter eux-mêmes à s’attribuer un culte. En résultat, ils se trouvent tous aux prises de la servitude.
Rassembler un certain nombre de gens au sein d’une famille, d’une cité, d’un pays, d’une école, d’une université, ou d’une usine ne suffit pas pour en faire des hommes aux cœurs solidaires. Une telle société est unifiée seulement en usant la force et l’oppression. C’est une société à caractère politique, basée sur la force, et une collaboration coercitive. Par contre, la réalité humaine ne se trouve pas dans le rassemblement des masses, mais dans la rencontre des cœurs. Il va sans dire que les lois et les règlements sont indispensables pour le bon ordre des sociétés, pour la bonne organisation des diverses fonctions; mais ce sont des liens purement sociaux auxquels on défaillit rarement.
La société à fondement politique offre à l’homme une certaine sécurité grâce au minimum de garde publique assuré par l’Etat à travers ses différents organes. Une telle société est plutôt vouée à la productivité intellectuelle et économique. Dans les cercles de l’élite cultivée les esprits s’effleurent, et s’apparentent de plus en plus à l’archétype d’une confrontation ontologique où le «moi» s’ouvre sur l’autre «moi». Il faut dire qu’en principe, tout «moi» recherche la vérité. Aussi bien, la personne vraiment ingénieuse recherche-t-elle le Beau et le Bien, et ne jalouse pas les autres ingénieux. Il advient cependant que le péché s’introduise dans la société des élites intellectuelles et artistiques, et en refroidisse les élans intérieurs.
Seul le renoncement peut vaincre l’ego refermé sur lui-même. Il est vrai que la passion de l’argent est le pire désastre, car l’argent, une fois chéri, endurcit l’homme et lui donne un cœur de pierre. Il perd toute sensibilité et se mure dans son ego. Or le «moi» ne s’ouvre qu’en donnant, et passe dans le monde du «nous». Que l’on s’adonne à un acte volontaire d’appauvrissement, et voici l’autre se présenter à nos yeux comme un bien-aimé. De plus, obliger l’autre d’un accueil généreux nécessite que l’on dispose d’une part de ses petits biens. D’où l’importance de la générosité, à cause du sentiment de privation qu’elle laisse, comme si l’autre nous complétait.
En outre, cet argent qu’on possède et pour lequel on s’engoue se dresse aux yeux de l’homme pour l’empêcher de voir les pauvres, ceux-là même que Jésus appelle ses petits frères. Que l’on rejette donc tout ce qui entrave leur vision, tout en sachant que l’argent sert à imposer son pouvoir. L’homme puissant s’imagine être seul dans l’existence, la multitude existant seulement par lui. C’est le type de l’ego refermé sur soi par excellence. Telle est la figure du despote absolu, qui a pour seul souci de se maintenir au pouvoir. Que les gens vivent ou meurent, peu importe. Le despotisme réside dans le fait même que le puissant se convainc d’y trouver la recette de son pouvoir, alors qu’en vérité il ne fait que s’idolâtrer. Le pays aurait beau réussi dans tel ou tel domaine, sur le plan intellectuel, il essuie un échec. D’ailleurs, que règne la peur du régime, et l’appréhension mutuelle dominera les citoyens, car chacun suspectant l’autre de supporter le régime totalitariste.
Théoriquement, l’Etat serait en mesure d’aider l’homme à devenir une source de vie spirituelle. Il pourrait s’humaniser, dans le sens où la personne ressent que l’Etat n’est pas une institution de l’oppression, et qu’il soutient les démunis. La politique devrait faire fi à l’oppression, et maintenir la justice.
Il faudra diriger les efforts vers la métamorphose de la société urbaine en une société de cœurs reliés par une compassion et une tolérance idylliques, dans un esprit de loyauté et de confiance.
Traduit par Monastère de Kaftoun
Texte Original: « الأنا » – 11.06.2011
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