Jésus de Nazareth / le 27.12.2004
Je ne dirai rien de ce que disaient ses adeptes à son sujet; je ne répèterai point les dires de ceux qui l’ont renié; ces derniers étaient parfois médiocres. Toutefois, les proches qui lui restèrent fidèles, de même que les étrangers à la religion, le vénéraient et se sentaient attirés vers lui. Justement, à l’occasion de sa Nativité, j’ai quelque chose à dire, une parole ultime: ce qui vous saisit le plus chez cet Homme est l’absence de tout décalage entre ses actes et ses paroles. Il n’est que lumière.
Avant de développer le sujet, je voudrais noter que deux évangélistes, – à savoir Marc et Jean-, passèrent sa Nativité sous silence, alors que Paul se contenta d’indiquer qu’il prit naissance d’une femme. On dirait donc que les premiers Chrétiens, qui précédèrent la rédaction du Nouveau Testament, se souciaient peu de cet événement. D’ailleurs, les générations suivantes, qui connurent les évangiles, joignaient toujours la célébration de la Nativité de Jésus à celle de son Baptême dans le Jourdain, les deux événements étant considérés comme une même radiation de la lumière divine. Suivant cette logique, je m’ouïs affirmer que le Christ était né sur la Croix. Je réalisai d’autant plus le sens de ma parole: «c’est par là qu’il fit son entrée dans l’histoire, et dans les cœurs». Par conséquent, Noël ne trouve de sens que dans cette éblouissante lumière qui se révèle.
Il est très difficile, je sais, de tenter un exposé objectif, froid, de la vie du Maître. D’abord, cela ne s’est passé dans aucune religion. L’histoire est loin d’être une science absolument objective, au titre de la science physique, par exemple. Elle est toujours lue d’un point de vue subjectif. Bien entendu, il reste possible, dans une certaine mesure, de prendre ses distances avec la doctrine, au profit d’un plus large contact avec la masse. Ensuite, on ne peut vraiment rejoindre ce que l’Occident désigne par «L’école supérieure d’exégèse», pour s’appliquer à la recherche du «Jésus historique», indépendamment des quatre disciples qui ont écrit sur lui. Je dirais qu’une recherche du «Jésus historique» serait un ensemble de conjectures basées sur le texte en soi, mise à part la théologie des évangélistes, ou celle de l’Eglise primitive. A vrai dire, je n’ai d’autre contact qu’avec ceux qui ont écrit; les prenant pour témoins, ou pour des adhérents aux témoins directs. Cela dit, les évangiles sont cette perspective qui s’offre à notre regard; je m’y arrête, afin que mes lecteurs et moi puissions nous délecter de cette saison.
La littérature hébraïque postérieure à l’Ancien Testament – la rédaction duquel prit fin un siècle et demi av. J.C, nous met en présence de textes similaires aux quatre évangiles. C’est pourquoi il est justifiable de dire que le Nazaréen n’est pas venu ex nihilo. Or, sauf des juifs, ces écrits restent mal connus, sinon de quelques linguistes sémitisants. Mais pourquoi n’ont-ils pu donner la vie à l’humanité, de même que l’Evangile? Pourquoi, plutôt que ce dernier, ne s’avérèrent-ils pas révolutionnaires? En réponse, je dirai que s’il est de la force d’expression et de la profondeur en cette littérature, elles trouvent leur source en Jésus de Nazareth. Jésus, par son amour, se représenta cette littérature, la développa, et l’assuma comme comportement moral. De ce fait, les chrétiens qui recevaient l’enseignement de leur foi se trouvèrent, au fond, face à un personnage qui parlait comme nul autre, qui aimait comme nul autre. Dès avant la rédaction des évangiles, ils connurent ce personnage à travers les récits des Apôtres. Ainsi, ils subsistèrent sur ces quelques paroles pendant les quarante ans qui s’écroulèrent jusqu’à la rédaction du premier évangile dans l’histoire -celui de Marc. Cela fait cinquante ans jusqu’à Matthieu, et soixante jusqu’à Jean. Ils connurent sa pitié pour les malades, sa bonté envers les pauvres, sa clémence à l’égard des femmes de mauvaise vie; ils apprirent aussi son audace à affronter les oppresseurs sans aucune arme, sans aucune ressource. Ayant manifesté de telles abondantes lumières, il lui restait de montrer son intégrité, en s’adonnant à une mort volontaire. Celle-ci fut, et elle reste encore, une dernière parole adressée à l’humanité chaque jour livrée au massacre. En somme, sa mort fut peut-être la seule parole qu’il prononçât.
Certes, il fut reconnu pour sa charité, comme le remarque Ahmad Chawqi, mais c’est aussi le cas de la littérature bouddhiste. Or, le bouddhisme est hanté par l’idée de s’affranchir de la souffrance, pour disparaître ensuite dans le néant du nirvana. Jésus-Christ, lui, est hanté par l’idée d’une motivation profonde et pénétrante de l’être à s’offrir au service des faibles. Pourvu de patience, de magnanimité, de savoir et de moyens d’organisation, on persévèrera dans ce service afin de donner la joie aux souffrants de la terre. Si jamais ces derniers embrassent la foi, qu’ils sachent que nul ne disparaîtra, ni ne s’évanouira dans une éternité cosmique floue. C’est que, tout comme Jésus est le Bien-aimé de Dieu, chaque visage est aussi son bien-aimé. Et voilà que les bien-aimés se rencontrent, en conservant chacun son caractère unique. Alors, le monde n’est plus qu’une société d’éléments uniques, à l’image du Christ unique. Aussi, parmi le cercle des disciples, auxquels le Maître confère une dignité égale, voit-on se distinguer Pierre, Jacques et Jean, pour une raison que les Ecritures ne dévoilent pas. Puis c’est Jean qui se couche sur le sein du Maître, on ne sait pourquoi. Pourtant, il eut beau prendre toute la peine du monde pour éveiller leurs esprits, ils se montraient obtus le meilleur du temps. Leur foi en lui resta branlante jusqu’au jour de ce que les évangiles appellent sa résurrection. Comment a-t-il pu supporter une telle classe de sous-doués pendant trois ans, se retrouvant toujours seul face à eux? Mais soudain, trois jours après sa mort, voilà que leurs cœurs devinrent lucides: nous en connaissons qui subirent le martyre, et d’autres la torture. De cet Homme naquit alors le mouvement des interpellés pour la foi, qui portèrent un témoignage volontaire. Au fil des générations, d’un bout du monde à l’autre, ils allaient au devant des bourreaux, calmes et radieux, espérant la résurrection. Leur secret était d’avoir compris que l’amour est du verbiage, sauf s’il est prêt à s’immoler.
Cela dit, Jésus prit totalement charge de l’être humain, sans aucun souci des autorités, même si l’affront allait parfois jusqu’ au conflit. Or, ayant idée de l’hégémonie exercée à l’époque par le parti religieux en Palestine à l’époque- à savoir, les pharisiens-, on s’attendrait à plus de souplesse à leur égard, voire à une certaine complaisance, soit-elle bien intentionnée. Quant à leur dire: «Malheur à vous, guides aveugles… Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, vous qui ressemblez à des sépulcres blanchis: au-dehors, ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d’impuretés de toutes sortes… serpents, engeance de vipères» (Mt.23), d’où lui venait-il ce cœur? Une telle hardiesse, de l’audace aux yeux du monde, allait de pair chez lui avec une douceur et une humilité desquelles il espérait qu’on suive l’exemple. En effet, telle est la perfection: d’être aussi fort qu’aimable. Sans chercher à dominer, sans, par orgueil, jeter sur les autres un regard dédaigneux, on ne montre pas de partialité, ni l’on cherche à gagner la faveur du puissant. C’est de compatir infiniment, de contempler la lumière divine sur le visage des pécheresses repentantes et des collecteurs d’impôts convertis. C’est de s’attendre à être compris, au bon moment, par des pêcheurs, de prendre nourriture chaque fois qu’il s’en présente, et de jeuner pour vaincre l’esprit de méchanceté, de gourmandise, et d’orgueil. C’est d’habiter là où l’on trouve un logement, et de rester libre de toutes ces choses-là, avec, pour compagnons, douze illettrés, tous originaires des quelques petits villages répandus aux alentours du lac de Tibériade.
Chaque fois que je me rendais en Palestine encore libre, il m’arrivait de remettre à plus tard de visiter la Galilée. En 1966, je visitai les Lieux Saints pour la dernière fois. Après la guerre de Juin, je compris que je ne devais pas m’attendre à revoir la Galilée avant longtemps. Mais plus tard, l’idée me vint qu’il était possible de rejoindre le dernier village de la Jordanie, presque au nord de la Galilée. Là s’offrait à moi une vue plutôt nette du lac de Tibériade; je réalisai que les plus belles paroles jamais adressées aux hommes furent prononcées en cet endroit. Qui aurait dit qu’à partir de là, un prédicateur religieux ambulant allait conquérir le monde? Quel était donc le secret de cet homme? En vertu de quelle autorité donna-t-il son Sermon sur la montagne, qu’il commença par «Heureux les pauvres en esprit»…? Grâce à ce sermon, la Loi, constituée d’une série d’injonctions, se vit métamorphosée en la présence de Dieu dans un cœur pur, un cœur qui devient le monde. Quel esprit qui le remplissait lorsqu’il dit: «Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes»[1]. Pourtant, il n’est dit nulle part dans le Testament Ancien que Dieu se montre également favorable aux justes et aux pécheurs, ni qu’il veille sur eux d’un même œil. Par ailleurs, qu’est-ce qui lui inspire ces paroles: «Ne vous amassez pas de trésors sur la terre…Ne vous inquiétez pas pour vote vie de ce que vous mangerez et vous boirez… Ne vous inquiétez pas pour le lendemain».
Certes, quant à la théorie, il est possible de rencontrer tout ces instructions çà et là, mais personne n’eut le courage de les mettre en pratique. Toute parole aurait pu ressembler à la sienne, sauf celle-ci: «Qui de vous me convaincra de péché?» Au long de l’histoire, tous les hommes se reconnurent quelque faiblesse, quelque défaut, et maints péchés. Le Nazaréen, lui, se reconnut comme juste, non dans une certaine mesure, ni à un certain moment, mais absolument, impeccablement. De plus, il savait que l’aspiration à un tel état était, pour les hommes, une condition sine qua non. Il me semble trouver là l’explication de sa parole: «Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés», c’est-à-dire jusqu’à mourir. En effet, celui qui n’est prêt à mourir ni pour son ami, ni pour son ennemi, n’est pas plus qu’un flatteur au sein de la société. Mais il n’a pas en lui cet amour duquel il fut dit, dix ans après la mort du Nazaréen: «quand j’aurais la foi la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens aux affamés, quand je livrerais mon cœur aux flammes, s’il me manque l’amour, je n’y gagne rien. L’amour prend patience, l’amour rend service, il ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il ne retient pas de rancune» (1Cor13).
«Jésus a fait encore bien d’autres choses: si on les écrivait une à une, le monde entier ne pourrait, je pense, contenir les livres qu’on écrirait» (Jean21: 25). Je pense que le monde entier ne saurait contenir le Christ. Si tu sais cela, tu peux célébrer cette fête.
[1] Mt5, 44-45 et Lc 6,27.
Traduit par Monastère de Kaftoun
Texte Original: « يسوع الناصري » – 27.12.2004
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